Cannabis et allaitement : état des lieux en 2025
L’usage du cannabis pendant l’allaitement est un sujet de préoccupation croissant pour les professionnels de santé. Avec la légalisation du cannabis dans certains pays et son usage thérapeutique en expansion, il est important de connaître les dernières études scientifiques et de comprendre les implications pour les mères allaitantes et leurs nourrissons. Un Article sur le thème Cannabis, CBD et allaitement a déjà été publié sur le site d’IPA en novembre 2022 (1). Nous vous proposons une synthèse concernant les dernières études à ce sujet.
Rappel: le cannabis contient des phytocannabinoïdes (notamment le tétrahydrocannabinol THC et le cannabidiol CBD) qui vont interagir dans le corps avec les récepteurs CB1 et CB2 du système endocannabinoïde, et avec différents autres neurotransmetteurs (ex: GABA, Sérotonine).
Le système endocannabinoïde est responsable de l’homéostasie générale de l’organisme et intervient dans de nombreux processus physiologiques: la faim, l’anxiété, la douleur, les apprentissages, la mémoire, la reproduction, le métabolisme, la croissance.
Le THC a un effet psychotrope euphorisant mais est également utilisé dans diverses indications thérapeutiques pour ses autres effets. Le CBD a un effet anticonvulsivant, antalgique et sédatif. On le trouve en vente sous forme d’huile/fleur/résine ou compléments alimentaires dans des magasins de CBD.
Prévalence d’utilisation
Le cannabis reste le produit psychotrope le plus consommé en France et en Europe, et l’Observatoire Français des Drogues et Tendances Addictives (2) indique “L’année 2023 a révélé une diversité de l’offre des produits contenant du cannabis, avec des produits parfois très concentrés [en THC] ou sous forme comestible qui peuvent conduire à des intoxications aiguës”.
Certains États membres de l’Union européenne modifient leur approche politique à l’égard de la consommation récréative de cannabis, créant diverses formes d’accès à la résine de cannabis et aux produits à base d’herbe. Par exemple, en 2024, l’Allemagne a légiféré pour autoriser la culture à domicile et les clubs de culture de cannabis à but non lucratif.
On note également en 2024 l’apparition de nouveaux cannabinoïdes de synthèse (3): ces molécules (issues de la chimie et non de la plante) ont un potentiel 2 à 100 fois plus toxique que le cannabis. Elles se présentent sous la même forme que le cannabis :résine, e-liquide comme le buddha blue, ou encore formes orales type gummies. Il y a un risque d’intoxication plus important avec ces produits. Des cas de contamination de e-liquide de CBD par les phytocannabinoïdes de synthèse ont d’ailleurs été rapportés.(1)
Voie orale / voie inhalée: une pharmacocinétique différente (5)
Il faut noter une différence de pharmacocinétique du cannabis selon les modes de consommation: la voie inhalée entraîne un pic plasmatique de THC rapide et élevé, et des effets euphorisants rapides mais courts en comparaison de la voie orale (pic plasmatique plus faible et plus tardif mais effets plus prolongés).
D’après le Guide du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, 2022
Consommation de cannabis chez la femme enceinte et allaitante
Différents auteurs notent une consommation en augmentation du cannabis dans ces populations (6-7), certainement facilitée par la légalisation. Celle-ci peut favoriser les croyances que le cannabis n’est pas dangereux, voire qu’il peut favoriser la lactation car il détend, ou encore que l’on peut espacer la tétée de 2 h après la consommation (comme pour l’alcool) (8). Il y a également un usage thérapeutique (en auto-prescription) certain: par exemple pour gérer l’anxiété ou des douleurs du post-partum.
Naranhyan et al (9) rapportent une prévalence de consommation de 6.5% en post partum dans une étude de 2016 aux USA (où il y a une légalisation pour usage thérapeutique ou récréatif dans de nombreux Etats).
En France, l’enquête de périnatalité 2021 (10) rapporte une consommation de 0.5%.
Toutefois il faut noter que ce sont des études déclaratives avec un probable biais de déclaration par peur des répercussions des services de protection infantile.
Consommation du CBD chez la femme enceinte et allaitante
Une étude de 2024 (11) réalisée aux USA et au canada rapporte une utilisation de CBD chez 20 % des femmes enceintes (sur 1096 femmes enceintes) contre 11 % chez les femmes non enceintes (sur 65336 femmes non enceintes). Les principaux motifs de cette consommation étaient les troubles de la santé mentale (anxiété, dépression, syndrome de stress post-traumatique notamment) et les douleurs (maux de tête), nausées et vomissements ou problèmes d’appétit.
CANNABIS ET ALLAITEMENT
- Transfert du THC dans le lait maternel
Des études ont confirmé que le tétrahydrocannabinol (THC), principal composé psychoactif du cannabis, passe dans le lait maternel à des concentrations variables. Le THC est une petite molécule lipophile qui se distribue largement dans l’organisme. Il y a un stockage dans les réserves de graisse et la demi-vie est longue: le THC peut être retrouvé dans l’organisme jusqu’à 6 semaines après la dernière consommation.(12)
Une étude de 2024 (13) rapporte que:
- Après une seule consommation de cannabis, les concentrations de THC dans le lait de la plupart des participants ont augmenté jusqu’à 2 heures après la consommation de cannabis, après quoi elles ont commencé à diminuer.
- la concentration globale de THC dans le lait est plus élevée tout au long de la journée si il y a des consommations répétées de cannabis.
La dose médiane estimée de THC chez le nourrisson dans tous les échantillons était de 5,7 microg/kg/jour
Les auteurs indiquent que cette estimation est inférieure au niveau d’effet indésirable le plus faible observé pour le THC de 0,036 mg/kg de poids corporel et à la dose aiguë de référence (Arfd)* de 1 microg/kg/jour.
*Arfd: donnée toxicologique qui correspond à la quantité maximale qui peut être ingérée par le consommateur au cours d’une journée sans risque pour sa santé.
- Effet sur la lactation
Les effets sur la lactation sont à confirmer: le cannabis pourrait diminuer les taux de prolactine chez la femme non allaitante (14), mais des cas d’hyperprolactinémie et un cas de galactorrhée ont été rapportés chez des consommateurs chroniques de Cannabis (15) .
De même les effets sur la durée de l’allaitement sont contradictoires selon les études: l’allaitement pourrait être écourté en cas de consommation maternelle de cannabis.
- Effet sur la composition du lait
Il semble que la consommation de cannabis modifie la composition du lait maternel: Naranhyan et al (9) ont noté des taux de protéines augmentées et des taux de lipides diminués .
- Effets sur le développement de l’enfant
Les effets de la consommation de THC via le lait sur le développement du nourrisson, en particulier l’effet des expositions répétées à faible dose, sont inconnus.
Des études datant des années 1980-1990 et portant sur des petits effectifs rapportent des résultats mitigés, avec un possible effet sur le développement moteur à 1 an :à cette époque les taux de THC étaient moins importants que dans les produits circulant actuellement (14), et les méthodes d’évaluation des troubles de développement ont sans doute évolué depuis.
Des cas d’intoxication aiguë chez les enfants allaités exposés au cannabis via le lait maternel sont rapportés dans la littérature: notamment le cas d’apnées récurrentes chez un enfants de 5 semaines, ou encore des cas de convulsions chez un bébé de 6 mois et 9 mois (16)
- Classification du Dr hale
La classification du Dr Hale pour le Cannabis en 2024 (17) est la suivante:
- L4-données limitées-possiblement hasardeux pour un usage chronique (c’est à dire quotidien ou quasi quotidien)
- L3- données limitées-présumé compatible pour un usage ponctuel
CBD ET ALLAITEMENT
Le CBD existe sous deux formes médicamenteuses (pour le traitement de la Sclérose en plaque, et pour le traitement de certaines épilepsies chez l’enfant). Il faut noter que le CBD est un inhibiteur enzymatique et a donc un potentiel d’interactions médicamenteuses (notamment avec les anticoagulants, les anti-épileptiques ou les immunosuppresseurs). Par ailleurs, des cas de contamination par le THC ou par des cannabinoïdes de synthèse sont rapportés.
Le CBD est retrouvé dans le lait maternel des mères qui ont déclaré consommer du CBD.
Un modèle pharmacocinétique a été construit à partir du lait de 181 mères, et il a été conclu que la dose administrée aux nourrissons devrait entraîner une exposition des nourrissons entièrement allaités inférieure à 1 % de celle des enfants de 4 à 10 ans qui recevaient le médicament à des fins thérapeutiques contre les crises d’épilepsie (18). Il s’agit donc de données rassurantes.
Toutefois on ne dispose pas d’études sur les effets observés chez le nourrisson allaité, l’effet sur la lactation ou le lait maternel.
La classification du Dr Hale pour le CBD en 2024 est la suivante:L3- pas de données -présumé compatible
RECOMMANDATIONS ACTUELLES
Les organismes de santé déconseillent en général la consommation de cannabis durant l’allaitement. (1)
L’Academy of Breastfeeding Medicine a mis à jour ses recommandations en 2023 (19) et indique: “Nous encourageons l’arrêt et/ou la réduction de la consommation de cannabis pendant l’allaitement.
Pour les mères qui continuent de consommer du cannabis et souhaitent allaiter, nous recommandons un processus décisionnel partagé pour discuter des risques et des avantages de l’allaitement. Les discussions peuvent être guidées par l’examen de la voie et du type de consommation de produits à base de cannabis, de la puissance de consommation du produit et de la fréquence de consommation.”
- Considérations pour les consultantes en lactation
Concernant le Cannabis et le THC
Le rôle des consultantes en lactation dans le repérage des mères consommant du cannabis et l’éducation est mis en avant dans un article de 2020 par Skelton et al (20): la durée des consultations, l’intimité créée permet aux mères de se confier plus facilement et peut être l’occasion de recueillir les croyances, les motifs de consommation, les produits consommées, la fréquence d’utilisation.
L’approche “correctrice” est déconseillée par certains auteurs: Miller (8) indique: “Le fait de commencer par « le réflexe correcteur », c’est-à-dire les avertissements sur la consommation de marijuana dans le contexte de l’allaitement et les avertissements d’arrêter immédiatement, est susceptible de minimiser les chances de développer le type de rapport nécessaire pour travailler avec la patiente afin de promouvoir le bien-être.”
Gross et al (21) mettent en avant que pour les nourrissons exposés à la marijuana pendant la grossesse, les priver de lait maternel peut aggraver les dommages. Tout obstacle à l’accès au lait maternel peut être considéré comme nocif en l’absence de preuve que les risques d’exposition secondaire à la marijuana dépassent les avantages connus du lait maternel.
Dans ce contexte il y a finalement une balance bénéfice/risque à soupeser: le risque potentiel d’exposition de l’enfants au cannabis via le lait, versus le risque connu du non -allaitement si l’on déconseille d’allaiter .
Il s’agira donc d’un travail multidisciplinaire entre les différents professionnels de santé, basé sur une communication non-jugeante et personnalisée et sur l’éducation. .
L’objectif sera d’évaluer quelles sont les croyances, quel est l’usage (anxiolytique? ) , quelle est la fréquence de consommation, quel produit…
On pourra proposer aux mères ayant une consommation occasionnelle de réduire leur consommation ou d’éviter de consommer. Le gouvernement canadien propose une stratégie de réduction des risques (22).
On pourra également:
- proposer de vaporiser* (plutôt que de fumer ou ingérer ou vapoter) afin de limiter la toxicité pulmonaire et la durée des effets, ou bien d’utiliser des produits moins concentrés en THC
- informer sur les risques potentiels sur la lactation, la composition du lait, le manque de données sur l’impact sur le développement de l’enfant, et les cas de toxicité aiguë qui sont rapportés dans la littérature.
- mettre en garde sur les risques liés à l’exposition secondaire à la fumée, ou à l’ingestion accidentelle de ces produits par les enfants (notamment pour les formes type gummies) . On note un risque accru de Mort Inattendue du Nourrisson dans ce contexte et le partage de la surface de sommeil avec l’enfant est déconseillé
- informer les mères sur les alternatives plus sûres pour gérer le stress ou la douleur.
Pour les personnes consommant de manière chronique, il faudra soupeser la balance risque potentiel du cannabis/ bénéfices connus de l’allaitement.
*La vaporisation consister à chauffer les fleurs de cannabis dans un vaporisateur et inhaler les vapeurs. C’est différent du vapotage qui consiste à chauffer un liquide dans une cigarette électronique et inhaler la vapeur. Les e-liquides sont peu réglementés et potentiellement contaminés par d’autres substances chimiques
Conclusion
La prévalence d’utilisation des produits dérivés du cannabis est en constante augmentation, dans un contexte international de légalisation aussi bien pour un usage récréatif que thérapeutique. Pour les consultantes en lactation, il est important de connaître l’actualité scientifique afin d’accompagner au mieux les mères allaitantes consommatrices de ces produits.
Bibliographie
- Elise Armoiry pour IPA. Cannabis, CBD et allaitement. novembre 2022. Disponible ici
- Point Sintes n°10. Observatoire Français des drogues et tendances addictives. Décembre 2024
- Cannabis – the current situation in Europe (European Drug Report 2024). European Union Drug Agency
- ref cannabinoides synthese dans cbd
- Cannabis. Connaitre ses limites. Guide du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, 2022. Consulté le 13/02/2025
- Coy KC, et al. Postpartum Marijuana Use, Perceptions of Safety, and Breastfeeding Initiation and Duration: An Analysis of PRAMS Data From Seven States, 2017. J Hum Lact. 2021 Nov;37(4):803-812. doi: 10.1177/0890334421993466.
- Jamie O. Lo et al, Cannabis Use and Perinatal Health Research, JAMA J September 12, 2023 Volume 330, Number 10
- Miller. Ethical Issues Arising from Marijuana Use by Nursing Mothers in a Changing Legal and Cultural Context, HEC Forum. 2018. Disponible ici
- Narayanan P. et al. The Effect of Cannabis Consumption During Lactation on the Macronutrient Concentrations in Breast Milk. Breastfeed Med. 2025 Jan;20(1):33-41
- Santé Publique France . Enquête Périnatale 2021
- Devika Bhatia, et al, Cannabidiol-Only Product Use in Pregnancy in the United States and Canada Findings From the International Cannabis Policy Study. OBSTETRICS & GYNECOLOGY VOL. 144, NO. 2, AUGUST 2024
- Baker , Hale et al, Transfer of inhaled cannabis into human Breast milkOBSTETRICS & GYNECOLOGY 2018
- Elizabeth A. Holdsworth et al, Human Milk Cannabinoid Concentrations and Associations with Maternal Factors: The Lactation and Cannabis (LAC) Study, BREASTFEEDING MEDICINE Volume 19, Number 7, 2024
- MOUHR et al , Marijuana and Breastfeeding: Applicability of the Current Literature to Clinical Practice, BREASTFEEDING MEDICINE Volume 12, Number 10, 2017
- Anderson. Cannabis and Breasfeeding. Breastfeeding Medicine. 2025
- Kaplan et al. Association of Cannabis with Apneic Episodes in a Breastfed Infant: A Case Study, BREASTFEEDING MEDICINE Volume 19, Number 6, 2024
- Dr. Hale’s Lactation Risk Categories sur l’appli en ligne
- Lactmed. Fiche sur le Cannabidiol. Disponible ici
- Harris M,et al. Academy of Breastfeeding Medicine Clinical Protocol #21: Breastfeeding in the Setting of Substance Use and Substance Use Disorder (Revised 2023). Breastfeed Med. 2023 Oct;18(10):715-733.
- Skelton et al., 2020, Management of Cannabis Use in Breastfeeding Women: The Untapped Potential of International Board Certified Lactation Consultants
- Gross et al. Patient caught breastfeeding and instructed to stop: an empirical ethics study on marijuana and lactation. Journal of Cannabis Research (2022) 4:20 . Disponible ici
- Cannabis: 10 façons de reduire les risques .Site du Gouvernement canadien https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/publications/medicaments-et-produits-sante/cannabis-10-facons-reduire-risques.html
Rédaction par Elise Armoiry, Dr en Pharmacie et consultante en lactation IBCLC. Relecture par le comité scientifique d’IPA.
Mots clés : cannabinoïde de synthèse, cannabis, cbd, drogue, fumer, joint, mort inattendue du nourrisson (MIN), substance illicite, toxicomanie, vapoter