L’économie politique de l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant : affronter le pouvoir des entreprises, surmonter les obstacles structurels et accélérer les progrès

13 février 2023 | Actualités scientifiques
illustration de la page de couverture de la série d'articles du lancet sur l'allaitement

Malgré des preuves de plus en plus nombreuses de la valeur et de l’importance de l’allaitement maternel, moins de la moitié des nourrissons et des jeunes enfants dans le monde (âgés de 0 à 36 mois) sont allaités comme recommandé. Cet article de la série du Lancet sur l’Allaitement maternel (2023) examine les raisons sociales, politiques et économiques de ce problème.

Tout d’abord, cet article met en évidence le pouvoir de l’industrie des préparations pour nourrissons (PPN) à marchandiser l’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants, à influencer les politiques aux niveaux national et international de manière à développer et à soutenir les marchés des PPN, et à externaliser les coûts sociaux, environnementaux et économiques des PPN. Deuxièmement, cet article examine comment l’allaitement maternel est miné par des politiques et des systèmes économiques qui ignorent la valeur du travail de soins par les femmes, y compris l’allaitement maternel, et par l’insuffisance de la protection des droits à la maternité dans le monde, en particulier pour les femmes les plus pauvres. Troisièmement, cet article présente trois raisons pour lesquelles les systèmes de santé ne fournissent souvent pas une protection, une promotion et un soutien adéquats à l’allaitement maternel. Ces raisons sont les systèmes de pouvoir genrés et biomédicaux qui refusent des soins centrés sur les femmes et culturellement appropriés, les facteurs économiques et idéologiques qui acceptent, voire encouragent, l’influence commerciale et les conflits d’intérêts, et les politiques fiscales et économiques qui laissent les gouvernements avec des fonds insuffisants pour protéger, promouvoir et soutenir de manière adéquate l’allaitement maternel. L’article décrit six ensembles de réformes sociales, politiques et économiques de grande envergure nécessaires pour surmonter ces obstacles commerciaux et structurels à l’allaitement maternel profondément ancrés.

 

Messages clés :

  • Moins de la moitié des nourrissons et des jeunes enfants dans le monde sont allaités comme recommandé, malgré les preuves de l’importance de l’allaitement et les connaissances sur la manière dont l’allaitement peut être efficacement protégé, promu et soutenu. La recherche en économie politique aide à comprendre les raisons sociales, politiques et économiques des faibles taux d’allaitement dans le monde.
  • Le pouvoir substantiel des entreprises et des acteurs financiers ayant des intérêts dans l’expansion des marchés commerciaux des substituts du lait maternel, soutenus par le commerce mondial, les investissements et les institutions financières, est déployé de diverses manières pour bloquer une réglementation plus efficace de la commercialisation des substituts du lait maternel et de la protection de l’allaitement.
  • En plus de causer des dommages à la santé, de nouvelles analyses montrent la nature extractive de l’industrie commerciale des préparations pour nourrissons (PPN), et comment elle contribue également à creuser les inégalités socio-économiques et les dommages environnementaux considérables.
  • L’incapacité des gouvernements et des systèmes économiques à reconnaître la valeur de l’allaitement et du travail de soins (principalement effectué par les femmes) et l’insuffisance des investissements dans la protection de la maternité sont également des facteurs qui sous-tendent la croissance des marchés commerciaux des PPN. Un demi-milliard de femmes dans le monde se voient refuser une protection adéquate de la maternité, dont la plupart occupent un travail sous-payé, précaire ou informel.
  • Plusieurs facteurs structurels contribuent à l’insuffisance généralisée de la promotion, de la protection et du soutien à l’allaitement au sein des systèmes de soins de santé. Notamment des systèmes de pouvoir genrés et biomédicaux qui sapent les soins de maternité culturellement appropriés et centrés sur les femmes; des facteurs idéologiques qui acceptent et encouragent l’influence des entreprises au sein des systèmes de santé ; et des politiques économiques qui restreignent les budgets publics.
  • Pour surmonter les obstacles structurels à l’allaitement maternel, il faut des réformes déterminées et de grande envergure qui s’étendent au-delà du secteur de la santé. Notamment des actions visant à la mobilisation sociale et politique et à la réduction du pouvoir des entreprises et de la finance. En outre, des réformes visant à protéger et à faire respecter les droits des femmes et des enfants et à éliminer les préjugés sexistes profondément ancrés dans l’économie sont nécessaires.

Conclusions et recommandations

Moins de la moitié des nourrissons et des jeunes enfants dans le monde sont allaités comme recommandé, malgré des décennies d’efforts pour protéger, promouvoir et soutenir l’allaitement. Le faible taux d’allaitement dans le monde est profondément inquiétant compte tenu de l’amélioration des connaissances scientifiques sur l’importance de l’allaitement (comme indiqué dans le premier article de cette série), des conseils de longue date sur la manière d’augmenter les pratiques d’allaitement et des déclarations d’engagements pour sa promotion. Bien que les appels à l’adoption universelle d’interventions fondées sur des données probantes pour améliorer les taux d’allaitement doivent être répétés, ce document de la série vise à identifier les actions nécessaires pour éliminer les obstacles politiques et économiques à leur mise en œuvre.

L’un des principaux obstacles est le pouvoir qu’a l’industrie des PPN de développer les marchés des PPN bien au-delà des besoins humains, grâce aux processus de mondialisation, de financiarisation et de marchandisation croissante de l’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants. Les activités marketing et politiques coordonnées à l’échelle mondiale de l’industrie créent des conflits d’intérêts et des lacunes politiques, favorisent les vulnérabilités maternelles et créent de nouveaux marchés qui sont nocifs pour la santé humaine et planétaire. Les interventions des États producteurs de produits laitiers et de PPN à l’OMC, à la Commission du Codex Alimentarius et dans d’autres forums entravent fortement la mise en œuvre mondiale du Code et contredisent leurs déclarations d’engagements en matière d’allaitement.

Les conclusions de cet article remettent en question les affirmations de l’industrie des PPN sur son prétendu rôle positif dans le développement durable. L’article montre comment l’industrie des PPN s’accapare des revenus et de la richesse, tout en externalisant les coûts sanitaires, environnementaux et économiques. Ces dommages sont subits par la société dans son ensemble, mais surtout par les populations des pays à revenu faible et modéré, alors que la richesse générée par l’industrie va presque exclusivement aux actionnaires des pays à revenu élevé. Lorsque les coûts environnementaux d’une production excessive et inutile de PPN sont pleinement pris en compte, la promotion des PPN, et en particulier des laits de suite et des laits pour tout-petits, est clairement incompatible avec la nécessité de prévenir les crises posées par le réchauffement climatique et le déclin écologique.

Il est urgent d’inverser les charges de travail injustes imposées aux femmes, de rendre visible la valeur économique de l’allaitement et d’autres travaux non rémunérés dans l’économie dominante, et de reconnaître l’allaitement comme une forme de production alimentaire distribuée à l’échelle mondiale dans les systèmes de surveillance alimentaire. La collecte de données sur l’allaitement maternel est particulièrement médiocre dans les pays à revenu élevé, ce qui permet aux gouvernements d’échapper à leurs responsabilités de faire progresser les droits des femmes, des nourrissons et des jeunes enfants partout dans le monde. Les données permettant de rendre compte avec précision des charges de travail des femmes sont essentielles et devraient s’accompagner de l’adoption d’un paradigme économique qui considère les dépenses consacrées à la protection, à la promotion et au soutien de l’allaitement maternel comme un investissement avec des rendements sociaux, économiques et environnementaux positifs, et non comme un coût. L’insécurité de l’emploi et la protection limitée de la maternité pour les femmes employées dans les secteurs informel et formel représentent également un déficit de politique sociale et créent de manière perverse un environnement dans lequel les préparations industrielles pour nourrissons sont commercialisés comme un moyen d’autonomisation des femmes.

Des barrières structurelles empêchent également les systèmes de santé de protéger, promouvoir et soutenir de manière adéquate l’allaitement maternel. Pour surmonter ces obstacles, il faut s’attaquer aux raisons du financement public insuffisant des services de soutien à la maternité et à l’allaitement, à la normalisation de l’influence des entreprises et des conflits d’intérêts au sein des systèmes de santé, et à l’existence de points de vue et d’attitudes qui privilégient les technologies commerciales et les interventions biomédicales au détriment des femmes et des soins adaptés culturellement parlant.

Il est important de noter que les analyses présentées dans cet article de la série indiquent des recommandations et des actions qui vont au-delà de la question de l’allaitement maternel et du secteur de la santé pour inclure des réformes structurelles qui touchent l’ensemble de la société et qui sont de nature politique et économique. Les auteur·es proposent un ensemble de six recommandations de haut niveau qui complètent celles des premier et deuxième articles de cette série.

Première recommandation : limiter le pouvoir et les activités politiques de l’industrie des substituts du lait maternel

Les auteur·es soutiennent toutes les recommandations visant à réduire les activités de commercialisation de l’industrie des PPN, y compris l’adoption d’une convention-cadre sur la commercialisation des aliments pour nourrissons et enfants en bas âge. Une telle convention obligerait les gouvernements à intégrer pleinement les dispositions du Code dans la législation nationale, à renforcer les systèmes de responsabilisation pour la nutrition du nourrisson et du jeune enfant et à agir comme une norme de référence plus solide dans les forums internationaux sur le commerce et les normes alimentaires. De plus, les auteur·es appellent à des réglementations pour restreindre le pouvoir et les activités politiques de l’industrie des PPN. Notamment l’adoption de registres publics des activités de lobbying des entreprises ; l’obligation pour les hauts fonctionnaires de divulguer les rencontres avec des lobbyistes et la réception de cadeaux ou d’autres incitations ; les exigences pour les instituts de recherche, les groupes de réflexion, les organisations professionnelles et les ONG de divulguer les sources de financement ; et la divulgation publique des groupes consultatifs d’experts. Les auteur·es appellent à l’adoption de politiques anti-trust solides pour limiter le pouvoir oligopolistique des sociétés des PPN, et à des instruments juridiquement contraignants pour réglementer, dans le droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et d’autres acteurs commerciaux.

Deuxième recommandation : mettre fin aux pratiques étatiques qui ne respectent pas ou qui violent les droits des femmes et des enfants

Les traités et conventions existants sur les droits de l’homme imposent des devoirs et des obligations à la société, et aux gouvernements en particulier, pour parvenir à la réalisation progressive des droits humains, dont notamment le droit de chaque nourrisson et jeune enfant d’accéder au meilleur état de santé possible et à la meilleure nutrition possible, et les droits des femmes à une protection appropriée de la maternité, à des soins et à des informations précises pour une prise de décision éclairée. Les auteur·es appellent les gouvernements des pays producteurs de produits laitiers et de PPN à mettre fin à la pratique consistant à contester les mesures légitimes prises par d’autres gouvernements pour protéger l’allaitement au sein de l’OMC, de la Commission du Codex Alimentarius et d’autres forums multilatéraux et bilatéraux, et à réglementer contre les dommages extraterritoriaux générés par sociétés enregistrées dans leurs juridictions. Il est demandé  au Comité des droits de l’enfant, à la Commission de la condition de la femme et aux autres organes compétents de surveiller et de signaler les activités des États membres qui violent les droits des enfants et des femmes à l’OMC et au Codex Alimentarius Commission.

Recommandation 3 : reconnaître, ressourcer et redistribuer les charges de travail des femmes en matière de soins à l’appui de l’allaitement

Pour remédier aux lacunes dans les politiques de soins et aux déficits de ressources, ainsi qu’aux charges de travail excessives pour les femmes qui compromettent actuellement l’allaitement maternel, les auteur·es appellent les gouvernements à adopter des réformes fiscales sensibles au genre, des principes et pratiques de budgétisation sensibles au genre, et à éliminer les préjugés actuels et les perspectives à courte vue en matière dans les systèmes comptables économiques. Notamment l’adoption de collectes de données nationales nouvelles ou renforcées et d’approches analytiques telles que la comptabilisation du temps de travail non rémunéré, et l’intégration de l’allaitement maternel et de la production de lait maternel dans les systèmes de comptabilité nationaux. Les gouvernements sont également appelés à financer pleinement la protection complète des droits de la maternité et à adopter et appliquer une législation interdisant la discrimination à l’égard des femmes pendant la maternité. Pour soutenir cela, les États membres devraient demander à l’Organisation Internationale  du Travail de rendre compte plus fréquemment des progrès réalisés au niveau des pays concernant l’adoption de la Convention sur la protection de la maternité et d’étendre la norme actuelle sur la durée du congé de maternité payé pour s’aligner sur la durée recommandée par l’OMS de 6 mois d’allaitement maternel exclusif. Les auteur·es appellent également à ce que l’allaitement maternel et la production de lait maternel soient reconnus dans les systèmes internationaux et nationaux de surveillance alimentaire, et à une plus grande attention à l’allaitement maternel dans le dialogue et l’action sur les systèmes alimentaires durables.

Recommandation 4 : remédier aux déficiences structurelles et aux conflits d’intérêts commerciaux dans les systèmes de santé

Pour permettre des modèles de maternité et de soins aux nourrissons et aux jeunes enfants dotés de ressources adéquates et efficaces, les auteur·es appellent les gouvernements, les organisations donatrices et les professionnels de la santé à promouvoir des soins culturellement appropriés et centrés sur les femmes, et à inverser la tendance des soins de maternité surmédicalisés qui compromettent l’allaitement maternel. Les auteur·es appellent également à des protocoles rigoureux pour interdire les conflits d’intérêts commerciaux inappropriés dans l’élaboration des politiques de santé, la formation professionnelle et la recherche, et en outre à une expansion marquée de la formation des professionnel·les de la santé sur l’allaitement maternel et la nutrition du nourrisson et du jeune enfant, y compris des programmes visant à garantir le respect du Code et à prévenir les conflits d’intérêts commerciaux.

Cinquième recommandation : augmenter les finances publiques et corriger le décalage entre les intérêts privés et publics

Les auteur·es appellent les gouvernements et les institutions responsables de la gouvernance financière et économique, y compris le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, à adopter des politiques économiques raisonnables et réalisables qui généreront les revenus publics nécessaires pour financer les recommandations formulées dans les trois documents de cette série. L’augmentation du financement public est faisable et peut se faire de manière fiscalement et économiquement responsable, cela a été soulevé par de nombreux experts. Cela comprends notamment l’inversion de l’approche d’austérité qui prévaut dans l’administration et les finances publiques, l’utilisation de la politique budgétaire pour canaliser des volumes plus importants d‘investissements vers la santé et la nutrition de la mère, du nourrisson et du jeune enfant et la prévention des pertes de recettes publiques dues à la concurrence, à l’optimisation fiscale et à l’évasion fiscale internationale. Les subventions publiques à l’industrie des PPN et les achats publics à grande échelle de PPN devraient également être remis en question, afin que ces fonds soient plutôt réorientés vers les soins de maternité et les services de soutien à l’allaitement.

Sixième recommandation : mobiliser et financer des coalitions de plaidoyer pour générer un engagement politique en faveur de l’allaitement maternel

La mise en œuvre des recommandations énumérées ci-dessus nécessitera le financement et la mobilisation de vastes coalitions de plaidoyer travaillant sur un programme diversifié de réformes politiques et économiques à l’échelle de la société, et sur des interventions ciblées visant les activités de marketing et politiques de l’industrie des PPN. Plus précisément, les auteur·es appellent celles et ceux qui travaillent séparément sur l’allaitement maternel, la santé des femmes, le renforcement des systèmes de santé, les systèmes alimentaires durables et la nutrition infantile – dans la société civile, le milieu universitaire et les systèmes de santé – à renforcer leurs liens et à faire campagne plus efficacement ensemble sur des questions sociales, politiques et les objectifs économiques. Les auteur·es appellent également à porter une plus grande attention aux méfaits sociaux, économiques et environnementaux de la production et de la consommation des PPN, et à celles et ceux qui travaillent sur la protection de l’environnement, la justice fiscale et les inégalités sociales d’intégrer le programme mondial de promotion de l’allaitement maternel dans leur travail.

 

BAKER, Phillip, SMITH, Julie P, GARDE, Amandine, et al. The political economy of infant and young child feeding: confronting corporate power, overcoming structural barriers, and accelerating progress. The Lancet. [en ligne]. février 2023. Vol. 401, no. 10375, pp. 503‑524. [Consulté le 13 février 2023]. DOI 10.1016/S0140-6736(22)01933-X.

 

Pour aller plus loin…

Publié par : JC, Documentaliste IPA.

Mots clés : , ,

Articles en lien

  • Commercialisation des substituts du lait maternel : mise en œuvre nationale du Code international, état des lieux 2024

    L’OMS a publié un rapport concernant la mise en application du Code OMS dans les pays.   « Ce rapport […]

    Lire la suite >
  • Appel à un arrêt des partenariats avec l’industrie des laits infantiles

    Les représentants des associations de professionnels de la santé (HCPA) appel à un arrêt des partenariats avec l’industrie des laits […]

    Lire la suite >
  • Préconisations de l’OMS sur les mesures réglementaires visant à restreindre le marketing numérique des substituts du lait maternel

    Face aux nouvelles pratiques qui renforcent le pouvoir d’influence de l’industrie des préparations pour nourrissons, l’OMS publie des recommandations spécifiques […]

    Lire la suite >